Pérégrination Artistique#30. Un Mouvement de Disparition, Deng Yufeng.
C'était en 2020.
La lumière de la salle de cours essayait péniblement de combattre l'obscurité grandissante d'une météo lugubre. Attentif à l'enseignement qui se déroulait, mon amie, l'étant apparemment beaucoup moins que moi, m'interpelle.
« Pu*in Rymbzère, tu croiras jamais ce qui vient d'arriver ! »
« Qu'est-ce qui a ? »
« Le gouvernement a censuré une œuvre »
« Censuré ? » Répondais-je aussi surpris que choqué par cette nouvelle qui me semblait provenir d'ailleurs.
Si la République Populaire de Chine sous Mao Zedong exerçait un contrôle complet et inflexible sur la création artistique, la totale mondialisation du modèle capitaliste dans les années 90 et le désir du nouveau dirigeant du parti communiste chinois, Deng Xiaoping de s'y intégrer a alors entraîné la Chine dans une modification de sa politique culturelle afin de s'adapter aux codes du marché de l'art international, en réalité très occidental.
Bon. Cette phrase peut globalement s'appliquer à l'ensemble de l'économie chinoise et donc être relue sans les mots ''artistique'', ''culturelle'' et ''de l'art'' mais ne nous écartons pas de notre sujet.
Bien que desserrant quelque peu le carcan autour des possibilités formelles de création et des institutions, persiste au gouvernement chinois une « certaine inquiétude »1 de voir l'influence grandissante « des acteurs occidentaux dans la sélection des artistes » prenant souvent « la contestation comme seule manière d'interprétation ». S'instaure alors un espace culturel ''libre'' mais scrupuleusement circonscrit où l'ensemble des acteurs connaissent parfaitement la dangerosité des sanctions pour tout franchissement, mais aussi les intérêts de parfaitement s'y cantonner.
En 2004, l'état chinois a, par exemple, majoritairement transféré les missions, alors étatiques, d'exportations de l'art et des spectacles chinois à l'entreprise privée China Arts and Entertainement Group mais, comme nous le précise He Qian docteure en science politique, « ce n'est pas la contestation ou l'opposition qui préside [leur] liens », mais « c'est » au contraire, « avant tout la dépendance. La dépendance des acteurs privés de l'État est d'abord due à la place monopole de l'État dans la distribution des ressources institutionnelles et financières. » Si le domaine de l'art ne fait aucun cas d'effronterie, rappelons-nous cependant du destin de Jack Ma, ancien PDG d'Alibaba, qui, après avoir critiqué la politique du gouvernement chinois, s'est volatilisé pendant quelques mois, a dû repousser la cotation en bourse de sa firme Antgroup suite à un avertissement de ce même gouvernement et se fait depuis très discret. Une manière, selon Ran Mitter, professeur sur la Chine moderne à Oxford, « de rappeler à ses pairs [, les acteurs privés,] que le parti reste l'autorité suprême à laquelle ils doivent faire allégeance. »2
Du côté des artistes se réitère le même schéma, « La Chine est divisée en deux directions, l'une à l'intérieur du système »3 qui « est dominée par les collèges qui recevront un soutien de la part du gouvernement chinois » et « l'autre à l'extérieur » où « il s'agit de groupes d'artistes indépendants [cependant] tous travaux restent strictement contrôlés » m'explique l'artiste Deng Yufeng lors de notre interview. Ainsi au prix d'une certaine docilité, les artistes d'avant-garde « naguère mal vus »4 peuvent aujourd'hui être « invités par les écoles d'art prestigieuses ou les institutions officielles pour remplir des fonctions élevées », a contrario, « la censure reste le moyen le plus efficace », une censure dont l'œuvre Un Mouvement de Disparition de Deng Yufeng a été victime.
Dans la rue du ''bonheur'' de Pékin progresse péniblement un petit groupe muni de ceintures corporelles réflexives oranges. S'accroupissant, zigzaguant, marchant à reculons, rasant les murs, changeant de trottoir, s'abaissant derrière des murets, ils et elles suivent en file indienne les instructions de l'artiste, identifiable en tête du cortège par une ceinture de corps jaune. Sous les yeux interrogateurs des passants, la troupe échappe en fait, dans leur avancée, aux très nombreuses caméras de surveillance qui maillent cette rue mais plus largement la ville et l'ensemble du pays.
Avec plus de 500 000 0005 d'objectifs, la Chine possède le plus grand réseau de vidéosurveillance au monde qui couplé à la reconnaissance faciale par l'intelligence artificielle forme ce que le gouvernement nomme sobrement, le ''Filet Céleste''. Visant à lutter contre les comportements répréhensibles comme les vols, infractions routières ou violence, il sert aussi à surveiller l'ensemble des citoyens et citoyennes comme l'un des rouages essentiels du crédit social, système d'organisation sociétale qui note puis récompense ou sanctionne les individus en fonction de leurs agissements par exemple traverser au feu rouge, jeter un déchet par terre mais aussi toutes velléités de contestation à l'encontre de la politique du gouvernement.
Ainsi comme le constate l'artiste Deng Yufeng « la vie privée est devenue aujourd'hui un enjeu social majeur. » Concentrant alors son travail artistique sur « la confidentialité, les systèmes de surveillance et la technologie », il cherche cependant « au-delà de la simple identification du ''problème''. […] Je veux éviter l'approche métaphysique que l'art adopte souvent et proposer plutôt un ''résultat de résolution'' ou peut-être une ''résolution incomplète''. Il s'agit de ''l'art de résoudre des problèmes'' ou ''d'une conscience de la résolution'' dans l'action artistique. »
Ces réflexions particulières que me confie l'artiste sur la société chinoise et son art forment alors structurellement son œuvre et le placent ainsi (dans la catégorie ''art contemporain''6) dans une zone floue très tenue avec les limites imposées par le gouvernement chinois sur le monde artistique. En effet ne cherchant pas une « identification du problème » mais un « résultat de solutions » l'artiste décentre alors le sujet des caméras vers le groupe et les modalités de leur progression minutieusement préparées à l'avance. Ainsi aucune contestation explicite n'émane, seulement un innocent jeu d'enfant entre un cache-cache et un ''le sol est de la lave'' comme moyen d'une rééducation à des comportements de dérobement aux cyber-yeux du gouvernement mais aussi de méfiance envers ses promesses ou plutôt chantage, au bonheur comme le nom de cette rue nous le signale.
Ainsi ce ''jeu'' pour échapper au gouvernement se joue alors tant avec ces caméras qu'avec les limites de leur frontière appliqué à la création artistique. Et cela fonctionnait plutôt bien jusqu'à ce que se braque sur cette œuvre d'autres regards. « Plus tard, un feu de controverses sociales généralisées a été allumé en raison de plusieurs médias mondiaux tels que la BBC, SCMP Hong Kong, France Télévision, The Globe and Mail, The Times, Dutch Telegraph, Tokyo Shimbun, [maintenant Pérégrination Artistique], etc, le gouvernement chinois est intervenu, enquêtant sur tous les participants du projet artistique et en les réprimant. Depuis lors, les reportages et les expositions d'Un Mouvement de Disparition ont été interdits en Chine. »
La pluie commençait à frapper sur les fenêtres de la salle de classe
« Je t'assure, regarde » me dit-elle en me tendant son téléphone.
Effectivement en cet automne 2020, le Ministre de l'intérieur Gérald Darmanin a fait censurer l'œuvre Capture de Paolo Cirio alors programmée pour l'exposition panorama 22 du Fresnoy, centre et école d'art de Tourcoing.
Sur le bruit de la pluie qui s'abattait de plus en plus violemment contre les vitres, comme seule réponse à cette nouvelle, je lui ai alors lancé :
« Bon. Et bah je n'irai pas au Fresnoy pour cette exposition. »
Bien sûr une grande différence existe entre la Chine et la France car même si elle est inacceptable, cette censure reste exceptionnelle et s'explique par plusieurs éléments particuliers. Je rappelle à tout fin utile qu'expliquer n'est pas excuser. Tout d'abord, par la proposition au même moment de la loi « Sécurité global » portée publiquement par le Ministre de l'Intérieur, qui visait à sanctionner pour leur sécurité, la diffusion de photos montrant les visages identifiables de policiers, ce que fait exactement l'artiste dans son œuvre. En effet, Capture est une grande fresque murale composée de ces faces collectées sur des vidéos publiques de manifestation et là se situe le second point, la manière manifestement contestatrice, provocante et frontale de l'œuvre manquant alors selon moi, artistiquement parlant et contrairement à l'œuvre de Deng, clairement de subtilité. Le dernier point tient quant au titre de Gérald Darmanin certes Ministre de l'Intérieur mais aussi, et je pense surtout, de maire de Tourcoing, ville à laquelle le Fesnoy dépend et dans laquelle le ministre Darmanin a donc beaucoup d'influence et de pouvoir... de nuisance par exemple.
On retourne ainsi, que ce soit en Chine ou ici en France, un équilibre entre état et création artistique fondamental, antithétique et réciproque de « besoins » et de « répressions », comme le souligne Deng Yufeng. Cependant des natures même de ces équilibres singuliers à chaque société renseigne alors sur la nature de l'état qui ont instauré ces équilibres que l'on peut catégoriser et projeter sur une échelle. Ce modèle est primaire et demande à être développé, précisé et étayé... quand j'aurai le temps dans un futur article.
Première zone : Création libre formellement et subjectivement, c'est-à-dire relatif au sujet abordé par une œuvre qui peut être ici critique envers l'état.
Seconde zone : Création libre formellement et limité subjectivement, généralement censuré pour toute critique apparente ou suggérée envers l'état.
Troisième zone : Création limitée formellement et subjectivement par des institutions qui théorisent et imposent des codes esthétiques et des sujets selon certaines mœurs.
Ainsi si la Chine peut être une référence de la seconde zone, la France, s'inscrit dans la première zone cependant, suite au cas précédent, plus en tant qu'exemple. Mais, qu'en sera-t-il de cet équilibre si un parti d'extrême droite gouverne en France ? Qu'en sera-t-il si cela se passe dans d'autres pays d'Europe ? Qu'en sera-t-il des États-Unis sous le second mandat, et normalement dernier, de Donald Trump ? Ainsi plus qu'un modèle (encore primaire) c'est un thermomètre plongé dans nos sociétés et à surveiller car comme nous le rappelle la journaliste Salomé Saqué dans un très beau texte « On ne bascule pas du jour au lendemain dans un régime autoritaire. Ceux qui, à travers l'histoire y ont plongé n'étaient pas plus bêtes que nous, pas plus méchants. On y glisse souvent, doucement, sans fracas, à force de petits renoncements et d'inconsciences. »7
A.Rymbaut
1 HE Qian, L'art contemporain chinois : le rôle des acteurs non institutionnels et non étatiques dans les relations culturelles de la Chine, mars 2014.
2 MITTER Ran, ZAUGG Julie, La mystérieuse disparition du patron d'Alibaba Jack Ma, Le Temps, 5 janvier 202.
3 DENG Yufeng, interview de Mr Yufeng, janvier 2025.
4 HE Qian, L'art contemporain chinois : le rôle des acteurs non institutionnels et non étatiques dans les relations culturelles de la Chine, mars 2014.
5 IHS Markit, LEPLÄTRE Simon, Comment la Chine exporte ses outils de surveillance de masse, Le Monde, Janvier 2023.
6 RYMBAUT Antoine, Pérégrination Artistique#20 : Vers un modèle paradigmatique des arts, Pérégrination Artistique, janvier 2024.
7 SAQUE Salomé, La Grande Librairie, France Télévision, février 2024.