Pérégrination Artistique#29. Interface Wall 5.0, Tishan Hsu.

08/12/2024

Une pluie fine commence à tomber et humidifie lentement mon t-shirt déjà bien mouillé par tout ce que je viens de gravir. Pas par pas, je progresse maintenant sur une étroite crête rocheuse où dévalent à ma gauche une dense forêt de sapins et à ma gauche une abrupte falaise rocailleuse. Attentif sur ma marche, je lève néanmoins légèrement la tête pour rapidement calculer la distance qui me sépare du sommet de la montagne.

Encore un petit bout de chemin.

Cette pluie est finalement assez agréable durant l'effort.

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Ça y est ! M'y voilà, au sommet du Pic de la Corne, je touche la croix en bois qui y trône, redresse mon regard pour admirer les alentours quand tout d'un coup, je suis pris de vertiges. Il n'est ni dû à l'effort ni à l'hypoglycémie, mais à l'omniprésence d'une masse nuageuse mouvante qui sature la totalité de mon champ de vision. Immédiatement rassis, je prends plus sereinement le temps de contempler ce paysage, certes, à l'opposé de ce que les cartes postales montrent cette vallée, mais cependant absolument magnifique. Dans le ballet des nuages aux formes, aux mouvements et aux contorsions invraisemblables, apparaissent, de ci de là, par moment, des bouts verts de montagnes majestueuses dans leur impassibilité, leur immobilité et leur longévité.

Cette vue inspirerait certainement le peintre Joseph Mallord William Turner.

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Il est temps de redescendre, certes de cette montagne mais aussi des vallées escarpées pour aller rejoindre le plateau alpin des rivages du Léman et sa ville helvétique de Genève où est présentée dans son centre d'art moderne et contemporain, le MAMCO, une exposition qui m'intrigue particulièrement, la biennale de l'Image en Mouvement qui se consacre « à l'image en mouvement sous toutes ses formes, en particulier à l'ère des algorithmes. »

Suivant les indications de Google Map, je parcours les grandes et belles rues de la ville jusqu'à un bâtiment industriel quelconque. Pour les profanes du monde artistique cette bâtisse passerait sûrement pour un atelier ou un parking urbain, pour un connaisseur d'art... aussi ! Mais le fait qu'il abrite en réalité un musée, ne lui sera cependant pas très étonnant. J'entre donc et décide, avant de visiter la biennale, d'explorer le reste du musée. Sur les quatre étages des œuvres d'artistes historiquement connus, comme Robert Morris, Daniel Buren, Carl Andre, Joseph Kosuth, Lawrence Weiner, Dan Flavin, Felice Varini ou Sol Lewitte, mais aussi une multitude d'autres œuvres, certes moins notoires, mais toutes aussi artistiquement perspicaces. Je pense notamment aux calligrammes d'Isle Garnier, Blason du corps féminin ou Rythmes et silences, qui lient les concepts textuels avec leur visuel, les ailes suspendues d'Erica Pedretti et ses magnifiques dessins prototypes, à ceux de Paul Neagu track 5/11 et 6/8,mais aussi, Interface Wall 5.0 de l'artiste états-unien, Tishan Hsu.

Sur l'entièreté du mur de presque 10 mètres de large et 3 mètres de haut, s'étend Interface Wall 5.0, un photomontage gigantesque d'une étrangeté dérangeante. Me voilà surplombé par une façade remplie, en gros plans, d'un grand nombre de tétons mais aussi de quelques autres parties du corps humain comme des nombrils, des yeux, des mains, des bouches et des langues. Une étrange composition prélevée du corps humain qui, malgré leur familiarité, crée un drôle malaise, une étrangeté dérangeante, une gêne presque intime. Bien qu'efficace, ce sentiment face à cette mise en forme de l'organique ne m'est cependant pas totalement inconnu. De manière plus basique dans Cramps de Nicolas Deshayes, dans les deux premières formes, d'œuf et larvaires, du xénomorphe d'Hans Ruedi Giger du film Alien et de Ridley Scott, dans les sculptures de Patricia Piccinini mais aussi dans la pièce érosion de Noa Ry avec laquelle qui Interface Wall 5.0 partage une autre caractéristique.

En effet, en plus de cette mise en place de l'organique, cette dernière est, dans ces deux cas, mise en contraste avec une autre mise en forme, celle géométrique de l'informatique. Cependant, si pour érosion cette dimension est manifeste avec, en fond, une carte informatique dorée, cette présence est dans notre œuvre beaucoup moins explicite mais suggérée dans le médium utilisé le photomontage, dans le titre ''interface'', ''wall'' ou le ''5.0' mais aussi dans le positionnement rationalisé des organes. Placés de manière homogène en ligne et colonnes, comme le code binaire derrière les images virtuelles, les tétons et autres organes, forment alors six pseudo-carrés de quarante par quarante (tétons) et par dessus, six rectangles de quarante par dix, cette scission des carrés de quarante par le plafond donne alors l'impression de discontinuité d'une succession de carrés de tétons pouvant se poursuivre indéfiniment.

Toujours cette même étrangeté.

Cependant, loin de se circonscrire à cette seule esthétique (ensemble des formes et couleurs qui concourent à une même sensation), on y devine, derrière, quelque chose de plus profond, une pensée occulte mais logique qui l'a façonné, une dimension réflexive fondamentale qui plus globalement caractérise ontologiquement l'art contemporain. Ainsi, sur ces éléments esthétiques, s'agitent mes neurones avec LA question qu'il faut avoir devant une œuvre d'art contemporain : De quoi cette œuvre peut-elle parler ?

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À mon avis...

 Du rapport de l'Être Humain avec l'espace numérique.

Certes, si toutes les composantes de cette impression digitale sont des organes du corps humain, ils sont surtout des organes associés, pas tant à la sexualité qu'à l'érotisme où la première exprime l'assouvissement du désir et le second en est la création. Mais au lieu d'émotionnellement nous susciter ce désir, c'est à l'inverse une gêne que l'on ressent. Un gêne envers ce qu'est devenu internet et de ce qu'il dit de nous. Une interface peut être la version ''5.0'' où défilent sur des murs infinis, des images, des publications, des contenus que l'on souhaite, dans l'espoir de susciter le désir de soi chez les autres, la plus spectaculaire possible, parfois dans la nudité la plus intime de nos vies.

Après avoir posté sur mon compte Instagram, d'autres très intéressantes œuvres de l'artiste Tishan Hsu comme laptop-skin-1 et mammal-screen aux formats novateurs et inventifs, le magnifique quadriptyque, skin-screen : emergence, ou des œuvres plus anciennes et plus modernes telles que Terrain ou Edsel, me voilà de retour sur mon flan de montagne. Les nuages se sont alors suffisamment dispersés pour laisser quelques timides rayons du soleil éclaircir la verdoyante vallée qui s'étend majestueusement devant moi.

A.Rymbaut

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