Pérégrination Artistique#23. Objectivité et Subjectivité. La dichotomie de la discorde.

13/03/2024

C'est vendredi soir et c'est dans l'obscurité et la fraîcheur d'un hiver finissant que je m'enfonce pour rejoindre un ami afin de discuter, philosopher, rire et m'amuser autour d'un bon godet que, franchement, je qualifierais de ''bien mérité''. Pour ces chaleureuses occasions nous nous arrangeons toujours pour trouver un bar qui y convie des musiciens, et plus précisément ce soir, l'artiste Martin Granger que je ne connais pas du tout. Après une accolade de salutation nous parcourrons dans l'impatience d'une besogneuse semaine, les sombres rues lilloises jusqu'à l'apparition salvatrice et lumineuse du bistrot Tok'ici. Échappant aux griffes acérées de la froideur nocturnes, nous pénétrons dans la petite bicoque flamande à l'atmosphère assez familiale entre hippy et traditionnelle. Bien que la première demie-heure fût assez calme, la salle se remplit au fur et à mesure, jusqu'à devenir, à l'approche du concert, complètement bondée. C'est alors, dans une ambiance chahutée et bavarde, que l'artiste monta sur la petite scène, accompagné, à ma grande surprise, de choristes toutes et tous vêtus de marinières. Entonnant en chœur et en canon quelques chants marins, quelque chose me turlupina. Bien que les mélodies étaient plutôt agréables, les deux petites enceintes restreignaient grandement le spectre sonore et ne rendaient alors pas intelligible les paroles et l'harmonie vocale de ces matelots, surtout dans un bar où le brouhaha est inévitable. La vague retomba et étant tous deux à marée basse, nous décidons de rentrer chez moi, chavirant quelque peu. Cet houleux périple fila joyeusement jusqu'à l'apparition de menaçants nuages.

« Il était vraiment génial ce concert » dit mon ami.

« Oui pas mal, mais c'est vrai qu'avec les enceintes, malheureusement on n'entendait pas grand-chose. Ça aurait été mieux avec des enceintes de meilleure qualité. » Le temps se gâtait.

« Les gens étaient super bruyants aussi ! »

« Peut-être mais objectivement avec des enceintes aussi petites le rendu du son ne pouvait de toute façon pas être optimal. »

Le tonnerre grondait « En même temps vous où tu étais aussi ! » et puis un éclair frappa « et puis on ne peut être objectif en parlant d'une œuvre d'art. »

« Ha bon ? »

Ça y est nous y voila, au cœur de la tempête.

La peinture Carré noir de Kasimir Malévitch, exposée à trois mètre de haut sur les murs du centre Pompidou, est un pavé carré de marbre blanc de trente-six centimètre de côté et de neuf centimètre d'épaisseur sur lequel est peint un carré noir encadré par une marge non peinte. Cette description est ici objective car elle vient définir l'objet selon une caractéristique qui lui est propre et indépendante de l'opinion du sujet, donc de moi. Cependant si je demandais ici à un groupe d'individus hétérogènes, socio-économiquement, spirituellement, politiquement,… de dessiner ce tableau par cette description les résultats seront certainement très similaires mais cependant pas identiques. En effet si l'abstraction ici très minimaliste de cette peinture permet une harmonisation dans les réceptions d'informations objectives la concernant, elles n'en restent cependant pas moins soumises à l'interprétation des différents individus et donc à leurs subjectivités respectives. Cette différence s'exprimerait alors bien plus clairement dans la description d'une peinture esthétiquement plus complexe comme Musique de František Kupka qui, quand bien même serait elle incroyablement rigoureuse, donnerait des résultats alors tout aussi incroyablement différents.

Ainsi quand bien même l'information est objective, sa réception sera, elle, obligatoirement subjective et viendra alors définir un objet selon des caractéristiques qui son propre au sujet, qui par là se caractérisera lui-même. Ainsi si je déclare que ce tableau m'est agréable, j'attribue donc à l'objet une caractéristique qui ne dépend que de moi, de ma personnalité, de mon humeur, de mes goûts, mais aussi comme me l'expliquait avec véhémence mon ami, plus concrètement de ma position spatiale. En effet si un tableau pose une position de réception plutôt unique, la musique ou la sculpture proposent quant à elles des points de vue divers sur un même objet, par exemple, s'enflamma-t-il, si l'on prend la sculpture Hermaphrodite de François Milhomme exposée au Palais des Beaux-Arts de Lille, d'un côté la silhouette suggère une femme alors que de l'autre côté la présence d'un pénis suggère alors un homme ainsi ici, l'emplacement du spectateur l'influencera quoiqu'il se veuille objectif. Cette réflexion pertinente, autour du changement de compréhension d'un même objet se retrouve au cœur de la pensée des courants de l'art contemporain, l'art minimal. En effet cherchant a échapper à la fixation du spectateur devant les statue figuratives, les artistes minimales ont alors développer une sculpture aux formes géométriques simples repensant le lien entre la sculpture et le spectateur qui devient alors actif dans l'espace qui les unis. C'est le cas notamment des sculptures L-Beams de Sol Lewitte qui, n'ayant aucune orientation apparente, laisse alors libre le spectateur de trouver un angle, une position, une vision qui l'inspire le plus.     

Ainsi si mon ami avançait que mon emplacement dans le bar biaisait ma réflexion quand bien même je la pensais objective, je soutenais moi, de manière tout aussi tranché que lui, que mon avis sur les enceintes était certes corrélé mais ne dépendait pas uniquement de ma position et que donc il relevait d'une objectivité sur la performance. Rentrant dans mon appartement la tempête grondait encore et cela n'allait vraiment pas s'adoucir car campé sur nos positions nous décidions alors de régler nos comptes…

...sur Mario Kart.


Enfin ! Bien sûr que l'on peut parler d'une œuvre d'art de manière objective.

… Mais cependant…

Cependant même si les informations sont objectives car définissant l'objet selon des caractéristiques qui lui sont propres, la manière dont la description sera agencée, elle, dépendra de l'individu qui la formulera. J'aurais par exemple pu ajouter à ma description de Carré noir que les bords du pavé de marbre étaient effrités, qu'ils étaient irréguliers et que sa position en hauteur sur le mur me donnait un aperçu sur la frange du bas. De la même manière, si j'ai commencé mon descriptif par ce haut positionnement, j'aurais très bien pu le faire par le carré noir peint. Ainsi un élément factuel ne peut en réalité échapper dans la manière dont il sera apporté, à une subjectivité qui peut alors se dissimuler derrière lui. Bien sûr je n'ai ici pas consciemment cherché à colorer précisément ma description néanmoins la direction et l'intensité avec laquelle un fait est formulé peut-être totalement calculer dans un ensemble synesthésique de formes et de couleurs, c'est-à-dire dans une esthétique.

En effet si tout à chacun teinte de manière inconsciemment singulière des faits, l'esthétique elle se construit dans une connaissance préalable des réactions sensationnelles ou émotionnelles qu'elle induit, donc de réactions subjectives majoritairement partagées qui par preuve empirique devient alors une objectivité de subjectivités. S'adosse ici à une esthétique, une réaction générale pour ainsi pouvoir affirmer dans une objectivité que cette forme ou cette couleur produit telle ou telle émotion précise. S'ordonne alors un véritable outillage esthétique maniait dans bien d'autres domaines que les arts tels que la politique, le journalisme ou la publicité. Bien que l'esthétique soit parfois nécessaire voire même consubstantielle, elle en reste néanmoins toujours manipulatoire car transformant sciemment les éléments factuels parfois dans le fallacieux voire même dans une esthétique orwellienne car antithétique par rapport à la nature même de l'objet.

Bien sûr si tous ces domaines sont par nature enclins à porter des subjectivités, comme l'art dont les objets ont comme utilité spirituelle d'exprimer, d'aiguiser, d'enrichir ou de structurer des singularités subjectives, cette dépendance à la subjectivité de formulation se retrouve en réalité dans l'ensemble des domaines intellectuels humains et même ceux que l'on qualifierait de plus objectif tel que les mathématiques ou le codage informatique. En effet chaque résolution à un problème de ces natures, exprimera une subjectivité, certains feront un schéma, d'autres poseront une équation, si quelques-uns passent par les complexes, d'autres emprunteront de la trigonométrie. Ainsi si la question qui nous animait mon ami et moi, à savoir si l'on pouvait juger objectivement d'une œuvre muterait plutôt vers la question suivante : Est ce que l'Être Humain peut être absolument objectif ?

Eh bien, donnant donc un peu raison à mon ami, quand bien même mon avis soit bien objectif c'est-à-dire qu'il définit l'objet selon ses propres caractéristiques, il s'entrelacera inéluctablement d'une subjectivité de formalisation et d'une subjectivité de réception. Se construit alors une objectivité relative dans laquelle la subjectivité est encore existante mais cependant largement atténuée, et qui pose alors théoriquement une objectivité absolue, inatteignable mais vers laquelle on peut tendre, une Objectivité qui comme l'Infini, la Vérité ou le Bien, rejoint donc les concepts transcendantaux. 

Égalité ! 

Trois courses chacun !

Après les souriantes palpitations d'intenses circuits, nous continuons alors joyeusement la soirée. Ça y est le beau temps est de retour.

A.Rymbaut

© 2021 Tous droits réservés
Optimisé par Webnode
Créez votre site web gratuitement ! Ce site internet a été réalisé avec Webnode. Créez le votre gratuitement aujourd'hui ! Commencer