Pérégrination Artistique#21. Format à l’italienne XIV, Espace Le Carré, Lille, 02/24.
Après une délicieuse pasta box ''salmone'' de chez Bellini, je m'installe repu sur un banc de la place des Archives dans le vieux-Lille et commence, emmitouflé dans l'oxymoron atmosphérique de la fraîcheur hivernale et la chaleur solaire, une petit somme digestif.
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Ha oui ! Vous êtes certainement en train d'attendre la suite. Eh bien, n'ouvrant qu'à 14h, je dois malheureusement moi aussi patienter pour visiter le XIVe volet de Format à l'Italienne qui expose dans l'espace Le Carré à Lille, les œuvres d'artistes de la métropole qui sont parties travailler, grâce au prix Wicar, en résidence à Rome.
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Hum, 13h48...
En plus d'un espace public dédié à l'art contemporain, le bâtiment de la Halle aux sucres compte aussi une mairie de quartier, un commissariat, un tribunal, une salle de box, une crèche, un club de bridge et d'échec. Ce lieu aujourd'hui multifonctionnel était cependant à sa construction en 1848, uniquement dédié au commerce. En effet dans un monde en pleine industrialisation et développement d'une économie globalisée, elle entreposait, comme son nom l'indique, les sucres étrangers mais aussi, comme son nom ne l'indique pas, du blé et des étoffes issues de l'industrie textile régionale pour laquelle Lille et sa métropole étaient alors mondialement reconnues. Et pour faciliter ces échanges commerciaux, le canal de la Deûle qui à l'époque passait devant la Halle aux sucres, au centre de l'avenue, aujourd'hui nommée ''avenue du peuple belge'', tarie de son eau et réhabilitée en parc. Tiens, au fait, je ne vous l'ai pas dit, mais il est 14h10 et donc, j'entre dans la salle d'exposition.
Dès l'entrée une immédiate harmonie commune se dégagea et saisit brièvement mon attention, pendant que j'enlevais du comptoir d'entrée les différents livrets d'exposition. En plus des textes explicatifs habituels, les quatre lauréates du prix Wicar, Fanny Béguély, Ludivine Large-Bessette et le duo Oran, ont chacune préparée un livret qui, contrairement au cartel, doit alors se comprendre avec leurs œuvres respectives que je m'apprête à découvrir. Après un premier tour entre attentive observation et lecture fragmentée, l'homogénéité de cette exposition se fit de plus en plus claire même si à l'inverse la scénographie, elle, morcelait dans cet espace carré, les artistes et leurs créations en trois couches obliques successives de trois éléments chacune.
La première couche était composée des œuvres de Fanny Béguély qui indépendamment peut s'organiser autour de la série photographique Thesauroi. Accrochée à une cimaise centrale, cette œuvre assemblait de vingt-et-une photographies mute alors, telle une cellule souche, en deux évolutions d'elles-mêmes : La peau, ex-voto sur le mur à ma gauche et l'installation Devotio à ma droite, mais loin d'être anarchiques ces déclinaisons développent plutôt un aspect spécifique des clichés initiaux. Par la mise en cadre, que l'on verrait bien sur le mur d'un particulier, la peau ex-voto insiste alors sur leur esthétique affirmée construite tout d'abord sur une colorimétrie terne, d'ocre grisâtre allant parfois jusqu'au noir qui, comme chez le photographe Anselm Kiefer qui traite du sujet de la guerre, distille une atmosphère grave, sombre, funeste voire même macabre. En effet ce dernier aspect macabre est d'autant plus explicite que les photographies représentent des parties anatomiques humaines formant alors, dans leur ensemble photographique, un corps démembré et individuellement, des images presque médicales qui dans la technique utilisée de l'empreinte sur papier photographique argentique, suggèrent une altération presque putréfiant de ces organes.
Bien sûr même si les photographies, et surtout par la mise en cadre, peuvent s'apprécier uniquement par leur esthétique, le paradigme contemporain dont l'œuvre se prévaut la place alors dans un propos réflexif matriciel que l'installation Devotio développe et que le livret précise. Ouvert dans ma main, s'imprime à mes raisonnements, différents mots de poésies, chacune d'elles exprimant, différents maux du corps : dents, dos, cœur, œsophage,…. Ces « Souffrance(s) Générale(s) »1 , comme le titre le livret, sont aussi, comme le titre les poésies, appelées ex-voto, soit la tradition d'offrandes faites à un dieu afin qu'il réalise le vœu demandé, et plus précisément ici un vœu de guérison par des ex-voto anatomiques. Moulures en cire ou plaques de métal embossées par la partie souffrante du corps, les ex-voto anatomiques « qui tapissent aujourd'hui encore les murs des rues, des églises et anciens hôpitaux de Rome »2, sont alors photographiquement et poétiquement réactualisés dans un contexte contemporain du travail, de la surconsommation, des violences policières ou du dictât de la minceur. Je lève les yeux du livret et observe alors, devant moi, cette filiation temporelle dans l'installation Devotio, forme symbolique, plutôt explicite, de la généalogie. Enraciné dans une motte de terre au sol de la galerie, un arbre, sur lequel les photos sont alors suspendus tels de nouveaux fruits. Si les photos de Thesauroi liaient l'époque moderne italienne et catholique à celle contemporaine, il s'avère dans cette installation que ce lien soit beaucoup plus étendu temporellement mais aussi géographiquement. Exposée dans le nord de la France cette œuvre fait alors discrètement référence à une tradition locale païenne, donc avant la christianisation du continent, celle de l'arbre à loques sur lequel était noué dans une demande votive de guérison des morceaux de tissus préalablement mis en contact avec le membre malade. D'ailleurs existe encore dans la ville où j'ai grandi, Bailleul, un arbre à loques dit le tilleul des malades. Se développe alors dans ce projet artistique et plus encore dans Devotio, qui sied bien ici à une institution publique, un véritable propos sur nos sociétés européennes par l'angle de la transformation de nos traditions séculaire, comme Noël.
Je me retourne et passe alors à l'œuvre, Le mouvement n'échappe pas à la froideur de la pierre en trois parties de Ludivine Large-Bessette qui peut, elle aussi, s'organiser autour d'une partie principale mais cependant, si précédemment les deux œuvres développaient une dimension artistique, l'esthétique et la réflexivité, de l'œuvre initiale, ici, les deux parties viennent plutôt introduire par l'une de ses caractéristiques esthétiques, la pièce maîtresse. Bien qu'ostensible, je me réserve instinctivement cette partie pour la fin, et me pose donc devant une première installation. Attendant que la vidéo recommence, je mets alors le casque audio sur mes oreilles et feuillette tranquillement le livret. Sur chacune de ses quatre pages se décline un fonds photographique de corps floutés, en plan serré avec par-dessus de proses lignes poétiques. En tout cas, de manière certaine pour deux d'entre elles, puisqu'elles sont écrites en français contrairement aux deux autres qui le sont en ital... Ha ! la vidéo commence. Sur l'unique voix de la chanteuse Vera de Lecce s'alterne alors des scènes de voluptueuses danses chorégraphiques par trois femmes portant une pierre et des plans frontaux symétriques qui dans leur ensemble posent alors une dualité, déjà formulée dans le titre, entre le mouvement, le vivant, la souplesse et le statique, le minéral, la dureté. Bien qu'ajoutant de l'évidence à ce contraste, la pudique présence derrière le large écran d'un léger drapé et d'une pierre au sol n'élucide néanmoins pas son explication sous-jacente qui reste pour l'instant assez nébuleuse.
Bien que la partie suivante soit elle-même composée d'un drapé, ce n'est pourtant pas elle qui lèvera le voile sur ces zones ombrageuses, mais ajoutera plutôt à ce projet une autre dimension réflexive qui, pour un critique et théoricien de l'art comme moi, s'avérera être tout à fait passionnante. Tendue s'étire du plafond jusqu'au sol une longue et légère tenture imprimée qui telle une fresque du XVIe siècle met en scène dans une colorimétrie vive d'ocre orangée allant parfois jusqu'au blanc, des corps dans un immobile mouvement, dont un bras déplié qui venant alors du ciel, me rappelle ceux du tableau de Michel-Ange, la création d'Adam. C'est en fait, ici, une évocation de l'ensemble de l'époque classique qui s'exprime, dans l'utilisation du drapé qui est l'un des fondamentaux dans les techniques mimétiques picturales et sculpturales, celle, presque médiévale, de la corde tressée et la pierre pour tendre le tissu, dans toutes les poses des corps représentées mais aussi dans le contexte même de l'exposition. En effet en ramenant cette forme artistique classique en Flandre, l'artiste perpétue une réelle tradition artistique française, celle de l'étude des œuvres classiques à l'Académie de France à Rome dans laquelle ont séjourné beaucoup d'artistes tels que Jacques-Louis David, Jean-Baptiste Reygnaud, Jean Auguste Dominique Ingres mais surtout le chevalier Wicar qui légua à la ville de Lille sa collection d'œuvres mais aussi son appartement qu'il requerra être, et qui est depuis 1837, un lieu d'accueil pour des artistes sélectionnés par la cité du nord, donnant alors son nom au prix que reçoivent les lauréats, celui que les artistes de cette exposition ont obtenu, le prix Wicar. Cependant si l'importation de l'esthétique classique se voulait de la part de Wicar, peintre néoclassique, techniquement structurante pour les jeunes artistes, cette reprise chez Ludivine Large-Bessette semble ici plutôt la mettre en critique car si l'art représente dans l'inconscient collectif la liberté, la créative et donc le mouvement, le néoclassicisme par l'application stricte des normes classiques était dès son époque vu comme un carcan, une immobilité, une pierre.
Titillé par ses introductives parties, je me dirige enfin vers de la dernière partie où les références classiques sont encore plus ostensiblement et subtilement présentes. Entourant un diptyque d'écrans s'étend une très belle alcôve de tissus imprimés aux complexes plissures. Je m'assois en face sur un banc comme le fidèle devant une chapelle et à peine le temps de regarder plus en détail les photographies textiles de pierres portées par des corps contorsionnés que la vidéo démarre. Bien que les premiers instants en plans flous, serrés sur un couple hétérosexuel se rapprochant dans la lumière du soleil distillent une sensualité amoureuse voire même un doux érotisme, le changement rapide de plan entraîne avec lui une compréhension de ses contacts se teintant alors de violence et de contrariété. Utilisant alors très intelligemment les relations et enchaînements entre les plans des deux écrans s'ébat alors une perverse danse entre tentatives d'échappement pour la femme et maintien de la contrainte pour l'homme dévoilant dans un crescendo de brutalité la thématique très actuelle des relations toxiques et des violences conjugales avec néanmoins une ancienne esthétique classique. En effet que ce soit dans la peinture de la Nymphe enlevée par un faune d'Alexandre Cabanel en 1860 ou la statue du Satyre et bacchante de James Pradier en 1834 toutes deux exposées au Palais de Beaux-arts de Lille et illustrant aussi cet équilibre néfaste, se retrouvent ainsi les extravagantes contorsions des corps entrelacés jusqu'aux visages féminins qui à l'inverse se détournent dans un mélange d'angoisse et de contrariété. Mais si ces œuvres en reste à la symbolique lubrique du faune, l'artiste contemporaine dépasse cette vision purement individualiste du conflit et le place alors, en brisant le quatrième mur, en dehors des simples protagonistes, en fait dans le politique. Assis je regarde alors dans l'un des écrans le funeste balai qui se déroule et dans le second écran une femme qui me regarde et m'interpelle directement :
« As tu remarqué ? Iel ne sont pas deux. Iel sont trois. Lui, elle… et nous… toi [...] Toi. Est-ce que tu aimes regarder ? Est-ce que cela est inconfortable ? Tu sais, les deux ne sont pas incompatibles. […] Vois-tu le contact ? Vois-tu l'assaut ? […] Toi qui nous regarde. Tu fais partie du problème. Si tu regardes, laisses-tu faire ? »3
Pendant qu'incertain je me questionnais, les scènes chorégraphiques entre deux couples hétérosexuels se transformèrent dans leur, et au final peut-être aussi le mien, rassemblement autour d'un cinquième élément : la pierre. Gros plan sur elle dans un écran, chorégraphie d'ensemble sur l'autre, une parole aussi fataliste qu'optimiste vient alors répondre à mon introspection interrogative : « le mouvement n'échappe pas à la froideur de la pierre mais construire la chaleur est notre horizon. »
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Exact.
Dernière couche artistique de cette exposition celle du couple d'artiste duo Oran qui se compose de deux œuvres distinctes,Signifiants flottants et Un'altra Republica elles-mêmes en deux parties. En fait, cette dernière est plutôt morcelée en trois : des plaques pierres gravées et posées sur le mur, un écran vidéo d'une performance et le livret qui se consacre entièrement à la contextualisation des deux précédentes parties. Allant « à la rencontre des groupes et des individus engagés dans les luttes pour la justice sociale et la reconnaissance des minorités » les artistes ont ainsi participé « à une dizaine de rassemblements et d'évènements militants »4 qui sont pour quatre d'entre elles, détaillées dans le livret. En plus des noms des groupes, de la date et localisation des marches s'ajoutent des explications sur l'histoire politique de l'Italie et sa politique actuelle sous la gouvernance de la politicienne d'extrême droite Giorgia Meloni. Cependant l'énonciation écrit du protocole de création et des informations attenantes ne sont pas nécessaires à la compréhension globale. En effet le livret n'est ici pas obligatoire pour comprendre, même en italien les slogans gravés à l'antique dans des plaques de marbre ou même, par la performance des artistes portant une d'elles dans les rues de Rome, de se douter de leur provenance. Ce petit fascicule sert alors d'élément concret à des propos plus abstraits que soulève aussi Un'altra Republica comme celui de la fusion temporelle antithétique entre l'antique romain et l'histoire actuelle mais aussi entre l'éphémère et l'éternelle car c'est ici en battant le pavé que l'on grave le marbre, que l'on marque les individus, que l'on empreint l'histoire.
Je me retourne alors, pour finir vers le mur perpendiculaire au fond de la galerie sur lequel s'éclate trente-huit lots de petites cartes. M'approchant, je suis alors tenté d'en prendre une. Si la règle du ''ne pas toucher'' est généralement en vigueur dans les lieux d'expositions, le dispositif, intelligemment pensé par les artistes, des pochettes transparentes béantes permet alors d'échapper à la question de l'autorisation, mais pas à celle de savoir laquelle je veux prendre. Je les observe alors pour bien choisir. Un choix difficile car sur d'entre elles est dessiné une déclinaison d'un même symbole, un genre de colonne sertie d'une hache, que je ne reconnais pas mais qui d'après l'écran GPS installé sur le mur, ont tous étés respectivement prélevés des rues de Rome. Celle-là ! Une fois ôté de sa pochette, je la retourne et m'aperçois non seulement qu'elle est postale mais aussi imprimée d' ''une des quatorze caractéristiques archétypales du fascisme citée par Constanza Spina à partir des écrits d'Umberto Eco'' : « 7) La sacralisation de la nation, qui est l'élément cohésif d'une société pourtant loin d'être univoque : celles et ceux qui remettent en question l'universalité de la nation sont perçus comme des dangereuxses ennemies – le fascisme éternel étant intrinsèquement complotiste. » C'est ainsi par le saisissement matériel de cette carte que s'invite celle logique de l'ensemble de l'œuvre. En effet ce symbole antique du faisceau que l'on retrouve comme emblème de la république française s'avère aussi être utilisé par le néofascisme italien que l'on a pu, ébahis, voir bras tendus dans les rues de Rome5 en janvier 2024. Si les artistes ici rappellent par leur appropriation symbolique, la résurgence actuelle, réelle et inadmissible des néofascismes en Europe, l'utilisation du format de la carte postal nous enjoint alors à la transmission à notre entourage. Je vous envois donc vers la vidéo du média indépendant Blast, le souffle de l'info cartographiant les groupuscules néofascistes français6.
Retournant à la porte, je me retourne aussi sur l'exposition ainsi qu'à mon impression de départ. Plus que l'addition de chacune des œuvres, cette exposition sous le commissariat de Camille Bardin arrive réellement à s'unifier en une entité singulière dans d'aléatoires similitudes qui ont été exploité à leur manière par chaque artiste.
Il fait toujours aussi froid dehors.
Déjà esthétiquement dans une gamme chromatique autour de l'ocre et dans un rappel régulier au minérale et à la terre mais aussi dans une matrice réflexive autour des enjeux politiques du XXIe siècle. Ce dernier aspect s'inscrit cependant dans un réel changement de sujet plus global dans le monde de l'art contemporain. En effet s'il y a soixante ans le sujet des œuvres d'art était majoritairement autoréflexif, ce qui n'est pas étonnant lors d'un changement de paradigme, les œuvres actuelles, elles, se structurent majoritairement autour de réflexions sur le monde extérieur et surtout politique, mais toujours dans l'héritage esthétique qu'ont établi la génération des premiers artistes contemporains, les défricheurs.euses. Bien sûr qui dit héritage, dit évolu...TUUUUUUT
Oui, oui je me dépêche de traverser ! Il y a vraiment des personnes énervées au volant.
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Où j'en étais déjà ?... Je ne sais plus, tant pis.
J'irais bien m'acheter un petit pain moi.
A.Rymbaut
1 BÉGUÉLY Fanny, Souffrance(s) Générale(s) – Extrait, livret exposition Format à l'Italienne XIV, Espace le Carré, Lille, 2024.
2 Livret explicatif exposition Format à l'Italienne XIV, cartel Fanny Béguély, Espace le Carré, Lille, 2024.
3 LARGE BESSETTE Ludivine, DI LECCE Vera, Le mouvement n'échappe pas à la froideur de la pierre mais construire la chaleur est notre horizon , livret exposition Format à l'Italienne XIV, Espace le Carré, Lille, 2024.
4 duo Oran, Un' altra Republica , livret exposition Format à l'Italienne XIV, Espace le Carré, Lille, 2024.
5 AFP, Italie : l'opposition s'indigne après une vidéo montrant des saluts fascistes lors d'un rassemblement à Rome, franceinfo, janvier 2024.
6 VINCENT
Thierry, GAILLARD Florence, ETCHETO Antoine, Menace fasciste :
un cap a été franchi, Blast
le souffle de l'info, janvier 2024.