Pérégrination Artistique#3. Graphomanies : écritures urbaines obsessionnelles, Espace le Carré, Lille, 09/21.
19h. Espace Le Carrée. Invité quelques heures auparavant, c'est donc de manière inopinée et aveugle que je me rendais sur les lieux, juste le temps du trajet et des discussions pour tâtonner et deviner quelques aspérités à cette exposition. Graphomanies écritures urbaines obsessionnelles, exposition qui se propose donc de faire découvrir un courant assez récent et plutôt excentré du monde artistique contemporain mais néanmoins apprécié : l'art urbain.
Bien que des traces d'écritures urbaines se retrouvent dès l'antiquité1 , son origine plus convenue date de la seconde moitié du XXème siècle, mais son engouement dans le milieu artistique et auprès du grand public débute à ce millénaire en défrayant parfois les chroniques. Voit-on aujourd'hui des artistes comme Banksy dans les grands journaux, à Sotheby's ainsi qu'à l'espace Lafayette-Drouot de Paris, des noms de plus en plus connus et reconnus comme JR ou Miss Tic et l'art urbain en tête des programmations de grandes institutions comme la TATE de Londres ou le Centre Pompidou de Paris. Mais cette apparente amitié soulève quelques aigreurs que Nekfeu fait rimer dans sa chanson Tempête:
« Le monde de l'art est vantard, ils te vendent du street art mais ne veulent surtout pas voir mes scarlas, graffeurs, vandales. »2
Dénonçant l'hypocrisie autour de l'occultation de l'illégalité assez fréquente de l'art urbain, ce vers met dans son sillon la question du travestissement de cette forme artistique par certaines institutions. Question que l'on peut certes se poser sur son côté parfois ''hors la loi'' mais aussi sur une autre de ses composantes bien plus essentielles, son lieu de création. En effet comment faire exposition dans un lieu institué d'un art qui se pratique, par nature, dans la rue, sans contrefaire son aspect premier ? Bien que l'on puisse critiquer les conditions d'exposition de beaucoup œuvres comme Daniel Arasse avec la ''black-room'' que l'on a pu voir à l'exposition Léonard de Vinci au Louvre : « Le malheur est que, concernant les expositions, des gens ont pensé que c'était là bonne idée, élégante et intelligente, de présenter des œuvres en couler sur un fond noir, avec des projecteurs qui isolent le tableau. Le résultat de ce type de scénographies visuelles à l'atmosphère sombre est que l'on est invité non pas à voir le tableau, mais les images des tableaux. [...] Il en résulte qu'on ne va pas voir l'exposition des tableaux mais qu'on va rendre un culte à l'exposition des tableaux.»3, la majorité ont tout de même cette faculté d'indépendance vis-à-vis du lieu d'expositions et peuvent au final s'en abstraire. Possibilité plus complexe dans le cas de l'art urbain. En effet contrairement à beaucoup d'autres mouvements l'art urbain ne se définit pas par une esthétique particulière. Du pochoir à l'écriture en passant par le collage ou la bombe, du motif abstrait à un visage réaliste, du monumental au coin d'un mur, l'art urbain est protéiforme et n'a finalement comme point caractérisant que son lieu de création : la rue. Un attachement inextricable qui liera aussi obligatoirement cet art à son possible lieu d'expositions. Une complexité de sincérité donc pour les lieux d'expositions qui se synthétise en une proposition : une œuvre qui n'est pas faite dans la rue ne peut être art urbain.
Attention !
Car ici la réciproque n'est pas pour autant vraie. Une œuvre faite dans la rue n'est pas forcément de l'art dit ''urbain''. On peut par exemple penser à Doris Salcedo avec son installation, Untiltled, composées de chaises dans le centre-ville d'Istanbul ou à Christo et Jeanne-Claude avec leurs célèbres emballages. Ainsi malgré une même localisation une différence classificatoire s'effectue par le procédé presque inconscient dans l'art urbain de ''gestation''. En effet contrairement aux formes d'art contemporain qui utiliseront la rue comme moyen, l'art urbain prendra la rue comme matière. Il est ainsi certes fait dans la rue mais surtout fait de la rue. Rapport très intime donc qui explique l'impossibilité à bien institutionnaliser cet art, la difficulté à l'exposer dans des lieux d'art et l'aigreur quant à son entrée dans le marché artistique. Mais pouvons-nous toujours compter sur l'infaillible capacité d'absorption de notre système. Face à cette complexité quelques innovations voient le jour comme de nombreux festivals d'art urbain à l'exemple du Streetartfest de Grenoble qui chaque année propose des itinéraires à travers la ville pour découvrir les différentes œuvres produites pour l'occasion. En effet « Depuis 2015, l'association Spacejunk Grenoble, sous la direction de Jérôme Catz, s'est attelé à enrichir et à mettre en valeur le territoire grenoblois avec des œuvres disponibles 24h/24 et 7j/7. Au cours de ces cinq années, nombreux sont les artistes locaux et internationaux à être venus embellir les murs de la métropole, constituant ainsi un ensemble d'œuvres remarquables de par sa qualité, sa diversité et sa localisation.»4De la même manière en 2008 la Tate Moderne de Londres a laissé ses murs extérieurs à six artistes urbains internationaux, dont le français JR. Manière de s'adapter à la contrainte de l'art urbain en l'atrophiant, tout de même, d'une grande part d'indépendance spatiale.
Mais à l'espace Le Carré pas de subterfuge, ici l'art urbain s'installe bel et bien à l'intérieur... mais pas sans certains arrangements. En effet Graphomanies, écritures urbaines obsessionnelles proposée par l'Amical du Hibou-Spectateur et sous le commissariat de Jiem L'Hostis et Mathieu Tremblin s'adapte à la contrainte naturelle de l'art urbain par deux leviers, qui misent ensemble donne à la visite une teinte particulière qui n'est pas, logiquement, sans rappeler les galeries urbaines dans lesquelles nous déambulons quotidiennement spectateurs malgré nous de graffitis, d'architectures et de vies humaines.
Mea Culpa.
Par simplification (et goût du suspense) je qualifie depuis le début Graphomanies ''d'exposition'' sous-entendant qu'elle exposerait classiquement des artistes d'art urbain, ce qui n'est pas le cas et constitue le premier levier. En effet l'approche de cette « exposition-enquête collective »5 est, en réalité moins frontale et passe par le point de vue de tiers : individu qui, par son implication dans l'œuvre (où ici l'exposition), ne peut être un spectateur classique mais sans pouvoir prétendre à la création, ni à la co-création. Ainsi l'approche de l'exposition sur l'art urbain donne une succession d'enquêtes thématiques elles-mêmes rattachaient à la thématique principale : l'écriture, soit l'une des nombreuses formes de l'art urbain. Si cette exposition-enquête restreint les possibles variétés de cet art, elle ouvre cependant l'étendue des visions que l'on peut en avoir car même si certaines enquêtes se focalisent sur des artistes comme celle de Mary Limonade sur le graffiteur Oz ou celle de Paatrice sur les traces d'Alain Rault à Rouen, d'autres prennent des partis plus originaux et parfois audacieux. Ainsi peut-on voir une série sur des inscriptions dans les anciennes carrières minières de la métropole lilloise qui remontent parfois à plusieurs siècles par Cracky et Futfut, une autre de Myles Hunter sur les « monikers »6 américains, dessins réalisés à la craie sur les wagons de marchandises, celle de Jiem L'Hostis sur les célèbres écritures faites sur les routes où l'on voit tous les ans pendant le tour de France et même, entre autres, des enquêtes sur les inscriptions, très explicites, des toilettes publique ou sur les dessins des pare-brises enneigés. Au final une dizaine de série retraçant l'enquête d'amateur de graffitis et présentant à chaque fois une facette différente de cet art. Cet abord multiple sur le traitement de l'écriture urbaine que propose cette exposition renoue avec le visage protéiforme de l'art urbain.
Un polymorphisme que la scénographie, le second levier, partage aussi intégrant parfaitement à la salle d'exposition la nature parfois chaotique que peut avoir la rue et sa forme artistique. Bien que majoritairement photographique, la variété des médiums de présentation : écrans de tablettes, éditions, smartphones, vidéos ; l'effacement des limites entre des différentes enquêtes présentées ; l'anonymat des « graffitteur.se[.s] »7 ; le fond sonore dont la source, des vidéos projetées, n'est pas directement identifiable ; les changements dans l'accrochage, avec des clichés parfois superposés, éclatés ou regroupés, alignés et encadrés ; mais aussi parfois l'utilisation de matériaux de récupération, bois ou cartons, comme support d'accroche, retranscrivent l'ambiance chaotique et aléatoire de nos rues, où se mêle affiche publicitaire, voitures, écrans de publicité et de smartphone, vitrines lumineuses, panneaux de signalisation ou ceux de trottoir sur lesquels les restaurants inscrivent leurs menus,...
Loin de se défiler devant la complexité que l'art urbain de par sa nature pose aux lieux d'expositions, l'Espace Le Carré, L'Amicale du Hibou-Spectateur et les commissaires, ont avec inventivité et justesse remporter le défi. En multipliant les points de vue sur ces écrivains muraux et en installant une atmosphère qui saisit de manière non littérale et sans lourdeur nos rues. Cette exposition, Graphomanies, écritures urbaines obsessionnelles, vient derrière la forme, nous raconter les histoires de « graphomane[s] »8 et de leurs œuvres. Une exposition donc réussie et qui proposera pour compléter cet intérieur urbain une performance à l'extérieur, des ateliers et une table ronde sur la graphomanie.
A.Rymbaut
1AFP, Du graffiti antique au street-art : les murs romains, témoins de leur temps, L'OBS, Juillet 2014
2Nekfeu, Tempête, Feu, 2015, Polydor, Universal
3Daniel ARASSE, Histoires de peintures, france culture, 2004
4Site du Streetartfest : https://www.streetartfest.org/a-propos-du-festival/
5Guide du visiteur, Espace Le Carré, 202.
6Ibid.
7Ibid.
8Ibid.