Pérégrination Artistique#20. Vers un modèle paradigmatique des arts.
Si l'histoire de l'art picturale occidentale admet unanimement une séparation en trois parties distinctes : classique, moderne et contemporain ; elle semble parfois se limiter à une chronologie et non se comprendre dans une réalité plus interne. Pourtant si ces frontières se sont tracés à des époques précises, c'est qu'un changement profond dans le monde de l'art s'y est effectuée. Se structure alors un historicisme préalablement fondé dans un système de schismes artistiques que j'appellerai le modèle paradigmatique des arts.
Bien que généralement sont étiquetés à chacune de ces catégories, des caractéristiques qui leur seraient propres, il s'agirait plutôt ici de les spécifier avec un unique paradigme, « un schème structurant qui fonctionne collectivement et inconsciemment »1. En effet l'art classique peut certes s'identifier par certains aspects : prédominance des sujets religieux et mythologiques, recherche du Beau (cf PA#18), hiérarchisation des genres, un talent artistique dans le savoir-faire, … ; s'y dégage cependant un paradigme, une caractéristique première et particulière car absolument nécessaire pour qu'un objet soit considéré par les institutions comme objet d'art, ici, la mimésis, c'est-à-dire « les règles académiques de rendu du réel. »2 Ainsi la reconnaissance comme œuvre d'art des vanités qui sont des tableaux allégoriques de l'éphémérité de la vie humaine, ne réside pas dans cette dimension réflexive mais bel et bien dans la réalisation mimétique d'un crâne humain. De la même manière si au Palais des Beaux de Lille certains tableaux se remarquent par leur construction élaborée, réalisation minutieuse et leur sujet profond, la médiocrité, au sens premier du terme, du Carlin au ruban rouge de Jean-Baptiste Oudry ne le discrédite cependant pas fondamentalement comme objet d'art. Le critère paradigmatique n'est ici pas tant un critère de qualité, même s'il peut l'être, que de nature artistique même, et ce, certes à son époque mais aussi à la nôtre.
L'apparition d'un nouveau paradigme est à son démarrage, en tout cas pour les deux uniques cas, toujours contestée par les institutions en place, les premiers artistes modernes comme Édouard Manet, Camille Pissarro ou Johan Barthold Jongkind, se sont vu par exemple, exclus des salons officiels, préférant la possibilité de la peinture non à imiter mais à transformer le réel et dessinant alors un nouveau paradigme, moderne, de la singularité esthétique qui « repose sur l'expression de l'intériorité de l'artiste. »3. C'est en 1863 après une pression sur le pouvoir, à l'époque impériale, que fut créé en parallèle le salon dit ''des refusé'' qui est, à posteriori, le point de départ d'une future hégémonie paradigmatique et culturelle moderne mais qui n'a cependant pas effacé fondamentalement le paradigme classique précédent. S'observe alors dans cette addition des paradigmes artistiques une possibilité de superposition temporelle, bien sûr à l'époque des transitions hégémoniques, mais aussi à la nôtre, celle du XXIe siècle.
Même si le monde artistique est toujours, plus ou moins, corseté par les institutions, l'accès public à internet y a permis une discrète mais fertile explosion. En effet cette mise en contact numérique d'artistes avec un public permet possiblement une rémunération précaire par achats internet, crowdfunding ou NFT et miroite en cas de grand succès une entrée dans le marché, les institutions et surtout dans une réelle stabilité financière. En tout cas le monde numérique lance dans ces maigres espérances un grand nombre d'artistes et donc de diversité formelle dans une nette superposition paradigmatique. Ainsi si aujourd'hui les institutions publiques s'orientent vers l'art contemporain et les galeries privées vers un mixte moderne/contemporain, ce nouvel environnement numérique, trahissant à mon avis une pensée sur l'art plus populaire, vire majoritairement au moderne et quelque peu au paradigme classique. Ainsi peuvent défiler sur l'écran différents styles clairement issus du paradigme moderne tels que du cubisme avec les artistes Jason Anderson ou Amose, dont j'ai acheté un tableau par internet, du fauvisme avec Ines Longevial (cf PA#16) qui grâce aux réseaux a pu avoir ses « premiers contrats » et « gagner [sa] vie »4 , du surréalisme avec Ben Ake ou Dana Schultz ou encore de l'abstraction avec l'artiste Zarah Holm. S'il est aisé dans une certaine continuité chronologique et esthétique de nommer cet ensemble d'œuvres d' ''art moderne'', celles qui suivent le paradigme classique demandent quant à elles une plus grande précaution.
En effet si certaines œuvres, actuelles, peuvent être qualifiées d'art classique comme les bustes de Napoléon ou de Jeanne d'Arc sculptés par l'atelier Missor qui s'est monté en grande partie grâce aux réseaux et aux achats internet d'une frange conservatrice, il est par contre difficile pour celles ne suivant uniquement que le paradigme de la mimésis de les nommer ''art classique'' tant cette catégorie renvoie à des caractéristiques plus nombreuses. Mais bien que ses œuvres donc ''de paradigme classique'' semblent aujourd'hui plutôt être qualifiées, même institutionnellement, d'œuvres hyperréalistes, là encore, une certaine nuance doit être apportée. En effet si certaines productions hyperréalistes se cantonnent et donc se fondent clairement dans la fidèle reproduction du réel, comme les tableaux de CJ Henry, de Devon Rodriguez ou les monumentales sculptures de Ron Mueck, pour d'autres l'utilisation formelle de cet hyperréalisme et des codes classiques s'articule autour d'un fondement réflexif préalable qui justifie cet alors emploie. C'est le cas par exemple des créatures de Patricia Picinini qui dans cette proximité au réel interroge par une malaisante et directe confrontation notre rapport aux avancés scientifiques, des œuvres Duane Hanson qui invite sculpturalement dans les espaces artistes les catégories socio-économiques qui n'y apparaissent habituellement pas ou de la sculpture Architecture of empathie de John Isaacs (cf PA#12) qui dans un propos universaliste représente dans les mêmes codes, la piéta de Michel-Ange recouverte d'un drap. Cette matrice créatrice intellectuelle découlant alors logiquement à l'utilisation de l'hyperréalisme tourne alors ses pièces non vers le paradigme classique mais vers celui contemporain de la dimension réflexive qui peut alors justifier qu'une banane scotchée à un mur, Comedian de Maurizio Cattelan, qu'un plug anal géant vert, tree de Paul McCarthy ou qu'un urinoir à l'envers, fountain de Marcel Duchamp, puissent être considérés comme des objets d'art.
Une œuvre ne doit bien sûr pas se circonscrire à son unique paradigme et peut heureusement s'apprécier par différentes manières, chez le Caravage, mais j'aurais pu prendre bien d'autres artistes classiques, s'émane, au-delà de son incroyable exactitude, une très puissante singularité esthétique, La descente de croix de Rubens forme par la composition une réflexion très intéressante de l'histoire chrétienne ou Cloud Cities de Thomas Saraceno au-delà de son propos sur l'urbanisme écologie, exalte une vraie beauté ; il demeure cependant la raison fondatrice de leur existence artistique. La transposition de cette considération ici individuellement portée aux œuvres, en modèle plus étendu de compréhension artistique, dit de modèle paradigmatique des arts, rend alors l'histoire et le monde de l'art beaucoup plus compréhensible d'autant plus à une époque de grande liberté de choix dans la création artistique.
A.Rymbaut
1 HEINICH Nathalie,Pour en finir avec la querelle de l'art contemporain, L'échoppe,p11-12, 1999.
2 Ibid, p13.
3 Ibid, p13-14.
4 LONGEVIAL
Ines, SERVOS Marie-Stéphanie, Femmes d'art, leduc, p119,
2021.