Pérégrination Artistique#13. Traité esthétique - Partie 1: Le Monde comme représentation.

25/07/2023

Je ne sais si c'est l'éternelle grisaille du nord mais les jours ensoleillés m'inspirent invariablement des irrésistibles airs de ballade. Et Lille, ma belle ville de Lille, ne manque de recoins pour me les faire jouer, que ce soit dans l'agitato touristique qui résonne sur les façades pas de moineaux et pavés de la vieille ville, l'adagio des flots de la Deûle ou dans les fermatas muséaux du Tripsotal, de l'Hospice Comtesse ou du Palais des Beaux Arts. La collection de ce dernier se compose d'ailleurs au sous-sol d'anciennes maquettes de fortifications élevées par l'architecte militaire de Louis XIV, Sébastien Le Prestre de Vauban et qui entourent, encore, de nombreuses villes de Flandre comme Ypres, Charleroi, Air-sur-la-Lys et, bien sûr, Lille et sa Citadelle, partition de mes meilleurs mélodies. Toujours militarisée en son centre, la Citadelle s'entend aujourd'hui plus comme l'un des plus étendus et boisés parcs de la ville, chemins sinueux et forestiers, vertes prairies, animaux captifs et sauvages et arbres aux denses feuillages me font une fois de plus, dans leurs murmures, entamer un paisible allegro. Après tous ces mouvements, je m'accorde, contre un arbre centenaire, une légère pause littéraire afin d'accompagner à la berceuse naturelle ambiante quelques philosophiques paroles. Interprété par Walter Benjamin je me lance ainsi dans l'un des tubes de la philosophie de l'art diffusé en 1935, L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique.

Dans cet essaie Benjamin décrit dans une époque où la technique de reproduction s'est grandement accrue en nombre et qualité, la dégradation de l'« aura »1 des œuvres d'art, c'est-à-dire la puissance qu'elles tirent de leur éphémérité dans l'instant et l'« unicité de son existence au lieu où elle se trouve »2. Une détérioration qui concerne non seulement les œuvres d'art préexistantes à ces techniques mais aussi celles issues de ces médiums de reproduction. Si pour la Joconde de Léonard de Vinci l'on se piquerait, par une abondance de représentations préalables, d'une petite déception à la vue de l'original, cette « question [de l'] authentique », ou de l'original, « n'a », par exemple pour les blockbusters cinématographiques, « [plus] aucun sens »3. Cependant « Quand [Walter Benjamin] entreprit l'analyse [des changements qu'opéraient les nouvelles techniques de reproductibilité sur l'œuvre d'art, ces dernières] en [étaient] à [leurs débuts]. »4

Mort en 1940, l'Europe, alors en proie à ce qu'elle a pu être de pire, n'était qu'aux prémisses de l'appareil photographique et du cinéma. Or depuis la seconde moitié du XXe siècle, leur fulgurante massification autant comme appareils de production que de productions multiplient grandement le nombre de représentations du Monde, leurs vecteurs et leurs natures. Si l'art et la presse étaient au début du XIXe siècle hégémonique dans la production de représentation du Monde, le modèle capitaliste axé sur la consommation des masses les a, par la publicité, rapidement rejoint voire même pour l'art, qui entrait alors dans son paradigme contemporain plutôt élitiste, complètement dépassé. Si « Ce serait » pour le philosophe Arthur Danto, « du pur snobisme que de nier que l'art commercial relève bien de l'art [...] »5 il me faut cependant en avançant dans ma définition de l'esthétique suivante : L'ensemble synesthésique des formes et couleurs, concourant consciemment à une réaction sensationnelle ou émotionnelle voulue, balayer sa préalable accusation personnelle et poser la publicité comme objet plus esthétique qu'artistique. Bien que je sois d'accord que la boîte des éponges Brillo conçue par James Harvey soit « ornée de deux vagues rouges séparées par une vague blanche qui sur les quatre pans de la boîte, coulent entre elles telle une rivière », que « le mot « Brillo » est imprimé en lettres déclamatoires : les consonnes en bleu, les voyelles – i et o – en rouge, au milieu de ce fleuve blanc », que « le rouge, le blanc et le bleu sont les couleurs de l'Amérique, tout comme la vague est une propriété des drapeaux »6 et que « cela permet d'associé propreté et devoir et de métamorphoser chaque pan de cette boîte en véritable étendard de l'hygiène patriotique », que « ce fleuve blanc suggère, de manière métaphorique, que la graisse est emportée par les flots, ne laissant que la pureté dans son sillage » et que « le mot « Brillo » exprime l'enthousiasme et se voit relayé par divers autres termes – des locutions publicitaires – déployé sur toute la surface de la boîte, à la façon dont les slogans révolutionnaires et contestataires sont déployés sur les bannières et pancartes portées par les manifestants » et malgré qu'il soit « un véritable chef-d'œuvre de rhétorique visuel », la réutilisation des formes et couleurs de « l'abstraction hard-edge d'Ellsworth Kelly et de Leon Polk Smith. » cherchant volontairement à « [exprimer] l'extase » afin d'« orienter l'esprit vers l'acte d'achat »7 transforme alors le spectateur libre face à une œuvre d'art en consommateur orienté face à une production esthétique. Il est question dans l'esthétique, et la publicité, de manipulation d'autrui par des codes efficients car préalablement trouvée, présentée et validée par l'art et les artistes dans leur authenticité et ce qu'elle comportait à leur époque de risque et de transcendance.

Si ma définition et l'exemple de la boîte de Brillo donnent l'apparence de circonscrire l'esthétique au pictural c'est en réalité à l'ensemble des domaines artistiques auquel il s'étend. Que ce soit la ''forme'' narrative qu'est le suspense ou la ''couleur'' froide d'un requiem, ce vocabulaire, pourtant dédié à la peinture, se veut ici et dans ma définition de l'esthétique, synesthésique, c'est-à-dire transposé à tous les médiums artistiques : danse, musique, littérature, théâtre ou vidéo. Ce dernier tient d'ailleurs, dans cette idée d' ''ensemble des médium artistique'', une place particulier puisqu'il est certainement le médium le plus composé par les autres. Cet art additionnel se dote ainsi, par ses nombreuses possibilités esthétiques : musique, narration, composition, couleurs, jeux d'acteurs, montage,… d'une forte puissance de manipulation. Un médium à fort potentiel esthétique dont la publicité s'est faite grande productrice et diffuseuse à travers une technologie centrale de la seconde moitié du XXe siècle, la télévision.

Si dans son explication de la perte de l'aura, Benjamin souligne l'incidence du déplacement des œuvres « dans une situation, qui serait inaccessible à l'original lui-même », il pose aussi indirectement le début de l'invasion des représentations du Monde dans nos vies, d'abord dans « le studio d'un ami » ou « une chambre. »8 par les outils de reproductions qu'étaient ceux de son époque, puis par la télévision dans nos salons et notre quotidien et aujourd'hui, au XXIe siècle, s'immisçant dans la plus infime parcelle de notre intimité et dans la plus infime seconde de notre temps libre, le portable smartphone. Amorçant presque le transhumanisme, cette greffe technologique rend portative autant la technologie de réception que de création de représentations du Monde et devient par leurs numérisations l'interface d'un espace numérique de partage instantané, continue et accumulé que l'on nomme ''les réseaux sociaux'', nouveaux mondes de représentations. Cette invasion progressive des représentations opère sur l'Être Humain un glissement dans son rapport au Monde passant d'une vie d'expériences directes avec un régime léger de représentations : récits, mythes, religions, musiques, histoires, peintures… à une vie d'un intense et quasi constante régime de représentations avec un rapport direct aux choses du Monde moins importantes et constituantes.

Bien sûr dans cette nouvelle configuration, l'esthétique tient un rôle prépondérant mais aussi dangereux, car même si toutes les représentations ne sont pas forcément esthétiques, beaucoup proviennent d'une utilisation consciente de la forme à des fins émotionnelles voulues sur les individus. Se construisent ainsi des mondes virtuels de représentations qui bloquent par leurs infinis murs défilant la vue du Monde aux utilisateurs, en partie maçons de cette prison esthétique. Et notamment celles néoclassique et réaliste dont j'explicitais dans la pérégrination#4, leur réactivation oppositionnelle numériquement actuelle dans laquelle l'une exalte l'idéalisation du sujet, l'autre, en réaction, son aspect le plus brut. Une dichotomie que l'on retrouve dans le pérégrination#9 et les œuvres d'art contemporain, entre le rejet du ''beau'' dans leur création et sa recherche dans leur promotion numérique. Bien sûr ces deux seules esthétiques ne recouvrent pas l'ensemble présent sur ces réseaux que, comme développé dans le pérégrination#8, la possibilité de participation singulière, la mise en relation non sélective avec un publique et la possible rémunération de ces contenus partagés rendent extrêmement foisonnante et prolifique. Existe alors dans ces lieux numériques une indéniable ouverture comparée à l'époque télévisuelle qui corsetait le flux d'information, érigeant ainsi certaines esthétiques en grande mode d'une époque. Des inclinaisons tendancielles ici beaucoup plus virales crée d'abord naturellement par l'appétence des individus sur certains contenus souvent authentiques mais aussi plus artificiellement par leur réutilisation consciente et donc ici esthétique à des fins beaucoup plus concrètes. Car en effet si l'esthétique s'exerce dans le domaine corporel des sensations et émotions il permet aussi de véhiculer et amplifier des messages généralement, dans la société européenne capitaliste consumériste et de « spectacle »9, de promotion d'un produit : soi-même par les individus et influenceur; industriel par ces même influenceurs, les publicitaires, « conseiller en relation publiques »10 ; idéologique par les politiques, médias d'opinion, militants,... Cette interaction esthétique entre le fond et la forme est en réalité assez banale et surtout humainement intemporelle, Platon lui-même la critiqué 11, contrairement à la seconde artificialisation tendancielle qui est par contre beaucoup plus contemporaine et occulte, celle des algorithmes codaient dans leur matrice. Ces réseaux dans leur fonctionnement propre dirigent par sélection automatique des contenus, les individus vers ce qui naturellement et personnellement les attire, créant alors des « bulles de filtres » et solidifiant encore plus leur monde de représentations, d'enfermement et d'isolement du Monde pourtant si beau dans son infinie complexité.

Toujours adossé à mon arbre, la main encore endormie sur mon livre dont la page est gardée par l'un de mes doigts, j'ouvre alors les yeux sur la Citadelle et sa verte prairie et l'oreille à l'air notre époque contrasté d'une mélodie faussement agitée sur un fond pourtant si grave et subtil. Une époque qui dans une numérique expansion intrusive et omniprésente des technique de reproduction se sature d'esthétiques, concept philosophique certes daté voire même « désuet »12, mais qu'il me faut alors remettre au goût du jour.     

A.Rymbaut


1 BENJAMIN Walter, L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, p.22, 1935, Allia, 2020.

2 Ibid.

3 Ibid, p.30.

4 Ibid, p13.

5 DANTO Arthur, Ce qu'est l'art, Rêves Éveillés, p.62, 2013, post-éditions + Questions Théoriques, 2019.

6 Ibid, p.59.

7 Ibid, p.60.

8 Ibid, p.20.

9 DEBORD Guy, La société du spectacle, 1967.

10 BERNAYS Edward, Propaganda, 1928.

11 PLATON, La République, -377 - -384.  

12 JIMENEZ Marc, Qu'est ce que l'esthétique ?, p.9, 1997, Gallimard, Folio. 

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