Pérégrination Artistique#18. Traité esthétique - Partie 2 : de l’Esthétique aux esthétiques.

21/11/2023

 Fessier confortablement enfoncer dans mon canapé, Metaphorical Music de Nujabes dans les oreilles, plaid sur mes jambes, à portée de main grappe de raisin et biscuits au chocolat, j'entame, les yeux posés sur les mots de très vieux amis, un interminable débat sur l'esthétique qui m'agite allègrement le cerveau.

D'après Emmanuel Kant, philosophe du XVIIIe, seuls deux types de jugement peuvent être posés par un individu sur une œuvre, celui logique portant sur des considérations objectives alors tenues sur l'objet, par exemple dans La Descente de Croix de Pierre Paul Rubens : ''La couleur de peau de la vierge Marie est aussi blanche que celle de son fils Jésus.'' où celui esthétique portant sur des considérations subjectives, relatif donc au sujet, ''Cette peinture m'afflige.'', mais il admet aussi que rapporter des « représentations donnés [...] rationnelles [...] purement et simplement au sujet (à son sentiment), le jugement serait de type esthétique. »1 Ainsi ce dernier jugement esthétique qui s'appuie alors sur des éléments objectifs pour se conclure dans des considérations subjectives, ''Le partage de la cadavérique teinte entre Marie et Jésus m'afflige.'' répond en réalité bien mieux à la définition première de l'esthétique énoncée par Alexander Gottlieb Baumgarten quelques années plus tôt comme « science de la connaissance sensible ». Il est ainsi une erreur pour moi de l'associer, comme le fait Kant, à un jugement seulement émotionnel puisqu'en tant que science, le jugement esthétique ne peut alors se construire que par des éléments objectifs et dans une démarche logique. L'esthétique, une science qu'Étienne Klein définit, par sa composante physicienne, comme « un corpus de connaissance »2. Il devient ainsi dans sa compilation, un ensemble de codes dont l'utilisation par des créateurs se fait alors dans une connaissance préalable des éléments objectifs et de leurs effets émotionnels subjectifs. Cependant si la science physique se fonde pour s'affirmer d'une preuve théorique reposant sur des axiomes mathématiques puis d'une preuve empirique répondant aux résultats mesurables d'expériences pratiques, il en va différemment pour l'esthétique. Bien que certains se sont essayé à la rechercher d'axiomes esthétiques comme l'artiste abstrait Wassily Kandinsky dont la peinture aux fondements picturaux de la « forme » et de la « couleur » se base alors sur des théories telles que : « les couleurs profondes sont renforcées dans leur effet par des formes rondes (ainsi le bleu dans un cercle »3 où que « le rouge vermillon attire et irrite l'œil comme la flamme que l'homme contemple irrésistiblement. » ; ce domaine s'est et se construit sur la vérification empirique de réactions émotionnelles partagées par une généralité d'individus.

Je définis alors l'esthétique comme l'ensemble synesthésique des couleurs et des formes (éléments basiques et objectifs d'une œuvre qu'importe le médium) concourant consciemment (car se construisant sur une connaissance préalable) à une réaction sensationnelle ou émotionnelle (la conclusion subjective).

Mais si l'on réfléchit au sens plus familier et adjectival d'esthétique, ''Cette table est esthétique.'', il relève non seulement d'une notion de beauté, qui n'est pas évoquée dans ma définition, mais aussi d'un travail conscient pour que l'objet possède cette beauté. Et c'est ici bien l'objet qui possède la caractéristique du beau. Pour Kant « le beau est ce qui est représenté sans concept comme objet d'une satisfaction universelle. »4 Il pose ainsi le beau comme indicateur d'une caractéristique d'un jugement objectif puisque portant donc sur l'objet et non relatif au sujet. « Il serait ridicule que quelqu'un qui imaginerait quelque chose à son goût songeât à s'en justifier en disant : cet objet est beau pour moi. Car il ne doit pas l'appeler beau s'il ne plaît qu'à lui »5. Voit-on alors une réelle inversion sémantique qui s'est opérée au fil des siècles, n'occultant cependant pas une réflexion de fond puisque Kant pose sur notre beau actuel et subjectif, la notion de « l'agréable [qui] est associée à un intérêt »6 et où « la satisfaction ne suppose pas ici le simple jugement sur l'objet, mais le rapport de son existence à mon état. »7 « [La] faim » n'est-elle pas « le meilleur cuisinier »8 ?

Bien sûr dans cet exemple c'est l'état d'appétit qui justifie la satisfaction à quelques nourritures, et si l'analogie est pertinente, elle reste une analogie donc obligatoirement limitée n'expliquant cependant pas quels états de l'être peuvent induire une satisfaction agréable dans le domaine artistique. Un angle évidemment peu abordé par Kant, ses intérêts étant d'ordre psychologique, domaine de la compréhension qui n'était encore ni découvert ni exploré. En effet les inclinaisons artistiques personnelles dépendent à notre propre singularité existentielle, une psychologie changeante quotidienne que sont nos humeurs et une psychologie permanente structurée, entre autres, par notre bassin culturel, éducatif et socio-économique. C'est sur ces points que se fondent d'ailleurs les principales critiques du sociologue Pierre Bourdieu envers le beau objectif remettant cette vision intrinsèque dans un constructivisme sociétal. Il « établit, logiquement et expérimentalement, que plaît ce dont on a le concept »9 en opposant « à l'esthétique pur l'esthétique réalisée dans le goût cultivé […] ou plus précisément la culture (d'une classe et d'une époque) devenue nature, que le jugement de goût (et son accompagnement de plaisir esthétique) peut devenir une expérience subjective vécue comme libre »10. Un enfermement donc des esprits dans celui muséal des œuvres, notamment de La très célèbre Joconde de Léonard de Vinci, dont « plus personne aujourd'hui, d'une culture européenne ou occidentale, ne [la] verra sans se dire avant même de l'avoir vue, au moment d'entrer dans la salle : « Elle est mystérieuse.» », une construction qui selon l'historien Daniel Arasse « date du début du XIXe siècle »11. Cependant si l'intérêt général des individus pour cette œuvre réside plus dans sa représentation symbolique, il reste néanmoins que pour Daniel Arasse le mystère réside aussi dans le tableau lui-même donc dans ses éléments objectifs. Déjà dans son « fauteuil » dont un « accoudoir est l'unique trace [puisqu'] il n'y a pas de dossier, ce qui est étrange », « l'arrière-plan à l'arrière est [aussi] curieux puisqu'il est composé uniquement de rochers, de terre et d'eau. Il n'y a pas une seule construction humaine pas un arbre, il y a seulement dans ce paysage quasiment pré-humain un pont »12 et enfin « il y a le sourire... »13 qui « lie profondément la figure au paysage […] [qui] est incohérent, c'est-à-dire que la partie droite, du point de vue du spectateur, vous avez des montagnes très hautes et plus en haut un lac, plat, comme un miroir qui donne une ligne d'horizon très élevée. Dans la partie gauche, au contraire, le paysage est beaucoup plus bas, et il n'y a pas moyen de concevoir le passage entre les deux parties » en fait cette « transition impossible […] se fait dans la figure, par le sourire »14. Ainsi si Bourdieu fait une scission, réelle, entre une culture cultivée et une culture populaire tranchée par une institutionnalisation éducative et culturelle qui marque une « certaine délimitation en ce qui est digne ou indigne d'être admiré, aimé ou révéré »15, on ne peut cependant totalement nier comme le montre Arasse avec La Joconde les qualités intrinsèques des œuvres qui dépassent alors ses frontières. Même si La Piéta de Michel-Ange rentre clairement dans ce cadre institutionnel par l'éducation, la culture et même le religieux, il est impossible de lui réfuter une certaine qualité intrinsèque qui tient, plus que de l'admiration du talent de l'artiste, de la condensation de celui-ci dans l'objet. Ainsi personne ne peut dire de cette œuvre qu'elle est, en soi, ''laide'', mais dirait à la rigueur, dans un désagréable kantien, ''qu'elle ne me plaît pas'' suggérant presque un ''mais il faut admettre…'', admettre qu'elle possède une valeur artistique intrinsèque dans une beauté qui dépasse notre subjectivité à l'instar des accords de Sultan of Swing de Marc Knopfler, de ceux d'Ocean de John Butler trio, de la voie de Whitney Houston dans I have nothing, des scènes de Cloud Atlas des Wachowski, de La Ligne Verte de Franck Darabont ou de celle de la mort de Meruem et Komugi dans le manga HunterxHunter de Yoshihiro Togashi, de La nuit étoilée de Vincent Van Gogh, des rimes du Constat amer de Kery James ou d'Avant tu riais de Nekfeu.

Bien sûr s'est ici un enchaînement de célèbres titres car en réalité quand j'arpente les galeries des musées, combien de noms inconnu.e.s défilent ? En réalité, combien d'œuvres pour combien de chefs-d'œuvre ? En réalité, combien de créations arrivent à susciter en elles une indéniable beauté ?... Des questions alors de complexité dans la formalisation d'un beau objectif que pose aussi Emmanuel Kant dans sa réflexion sur le jugement du spectateur. En effet pour ne pas disconvenir à ce saisissement du beau par quelques intérêts, tels ceux obscurs de l'adolescent.e rebelle contre la musique de ses parents, le spectateur se doit alors d'être « entièrement libre vis à vis de la satisfaction qu'il impute à l'objet »16 Mais peut-on concrètement attendre d'un quelconque spectateur se détachement vis-à-vis de sa propre époque d'existence mais aussi de son humeur, sa morale personnelle, son histoire, ses affects, son inconscient,… ? « Cette détermination particulière de l'universalité d'un jugement esthétique […] est une singularité. »17 en fait, une vraie rareté voire même dans son absolu, une réelle impossibilité. Une œuvre dans sa création ne pourra jamais atteindre un beau absolument objectif, et quand bien même il le serait, elle ne pourrait l'être dans sa réception, ainsi le beau kantien ne peut comme finalité se formaliser concrètement et doit alors plutôt se penser comme abstraction. Un concept qu'on ne peut donc atteindre matériellement et vers lequel on ne peut que tendre, tels les autres concepts transcendantaux que sont l'Infini, l'Univers, la Vérité, le Bien et le Mal ou l'Idéal. Ainsi comme ses camarades, je l'affublerai dorénavant d'une majuscule, à lui, mais aussi à sa vaine recherche formelle pour l'atteindre : l'Esthétique où l'ensemble synesthésique des formes et couleurs concourant consciemment au Beau, beau kantien ou beau objectif.

Cette recherche du Beau est l'une des caractéristiques de la première partie de l'art occidentale appelé l'art classique qui s'étend, à peu près, entre le XVe et le XIXe siècles donc majoritairement dans des sociétés européennes théocratiques dans lesquelles la place de la religion est donc prépondérante. Éducation, justice, militaire, politique elle y distille alors une vision qui est transcendantale car centralisée du concept de Dieu (avec une majuscule, évidemment) et l'art ne fait pas exception et se doit alors d'incarner le divin par le Beau. Et force est de constater que ça a été une réussite, et notamment sur la population croyante qui, je le rappelle, n'avait pas internet et donc un accès très limité aux images et aux œuvres qui suscitaient alors évidemment, dans ces grandes architectures qu'étaient les cathédrales, un effet de transcendance perçue comme divine. De ces précédentes lignes, les transformations qu'a connues notre société semblent profondes, et en réalité, c'est clairement le cas ! Déjà, comme je l'énonçais dans la première partie de ce traité sur l'esthétique, dans le basculement du rapport des individus avec le monde par l'occupation omniprésente de représentations et d'images mais aussi, et surtout, dans l'édification sociétale, non dans un Idéal lointain, mais dans une adaptation pragmatique constante et courtermiste avec, malheureusement, l'argent comme finalité et spiritualité.

Face à ces changements l'art c'est bien évidemment aussi changé en étendant par ses plus grandes possibilités et facilités de création son panel d'émotions possibles hors du seul objectif du Beau. Une ouverture salvatrice qui scinde cependant la finalité de ces deux domaines refondant dans notre époque contemporaine leur relation…

A.Rymbaut


1 KANT Emmanuel, Critique de la faculté de juger, GF Flammarion, p182, 1790, 2000.

2 KLEIN Étienne, Étienne Klein : ''le pandémie nous montre qu'à le fin c'est la science qui gagne'', France Inter, 2,20, youtube, mars 2021.

3 KANDINSKY Wassily, Du spirituel dans l'art, et dans la peinture en particulier, Denoël, Folio essais,p115, 1910, 1989.

4 KANT Emmanuel, Critique de la faculté de juger, GF Flammarion, p189, 1790, 2000.

5 Ibid, p191.

6 Ibid, p183.

7 Ibid, p185.

8 Ibid, p188.

9 BOURDIEU Pierre, DARBEL Alain, L'amour de l'art, p162, les éditions de minuit, 1969.

10 Ibid, p163.

11 ARASSE Daniel, Histoires de peintures, p228-229, Denoël, Folio essais, 2004.

12 Ibid, p33.

13 Ibid, p25.

14 Ibid, p37-38.

15 BOURDIEU Pierre, DARBEL Alain, L'amour de l'art, p162, les éditions de minuit, 1969.

16 KANT Emmanuel, Critique de la faculté de juger, GF Flammarion, p189, 1790, 2000.

17 Ibid, p192.   

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